CHAPITRE VINGT-QUATRE

— Bon, passons à la strophe suivante et au couplet final, proposa Damien.

 

Par la main des morts il sera libéré 

Beauté terrible, vision monstrueuse

A nouveau ils seront dominés

Les femmes s’agenouilleront devant sa puissance ténébreuse

La chanson de Kalona au cœur va droit 

Car nous tuons de sang-froid

 

— Malheureusement, ce n’est pas très difficile à comprendre, commenta Erin.

Nous la dévisageâmes tous.

— À part dans le premier vers, il est clairement dit qu’il va recommencer à piller et à violer des femmes dès qu’il sera libre.

— Le premier vers décrit justement la façon dont il va être libéré : « Par la main des morts », dit Damien. Et, si on garde à l’esprit la strophe précédente, les morts vont provoquer quelque chose de si terrible et de si violent que la terre saignera.

— Oui, et le début de la prophétie laisse entendre que la personne qui fera saigner la terre est la reine Tsi Sgili, ajoutai-je. Si elle est celle à laquelle nous pensons, cela ne colle pas. Elle n’est pas morte.

— Et si ce n’était qu’un symbole ? réfléchit à voix haute Aphrodite. Comment quelqu’un qui est mort pourrait-il faire saigner quoi que ce soit ? Ça n’a pas de sens ! Et puis, cette Tsi Sgili ne peut pas mourir et saigner ; les morts ne saignent pas. Ou alors pas longtemps.

— Oh ! Oh non !

Soudain, je sus ce que signifiait la prophétie. Choquée, je dus m allonger sur le lit.

— Zoey ! Que se passe-t-il ? demanda Damien en m’éventant avec la feuille de papier.

— Si tu vomis sur mon lit, je te tue, me prévint Aphrodite.

J’attrapai le bras de Damien.

— C’est Lucie ! Elle était morte, et elle est revenue à la vie. Elle saigne. Et elle a des pouvoirs psychiques, ainsi que des pouvoirs liés à son affinité avec la terre. Et si c’était elle, la reine ?

— Et elle a un tatouage rouge, murmura Erin, comme dans l’histoire de la fille que les Ghiguas avaient créée pour Kalona.

— C’est en effet un point commun, commenta Shaunee.

— Lucie ! Oh, bon sang ! Lucie ! s’écria Jack, livide. Aphrodite croisa mon regard.

— Je vais devoir adhérer à la théorie selon laquelle ce pourrait être Lucie.

— Mais non ! objecta Damien. Lucie était ignoble quand elle a perdu son humanité, mais elle s’est transformée, et elle est redevenue elle-même. Elle ne peut pas être la reine Tsi Sgili, parce qu’elle n’est pas mauvaise.

— Lucie n’est plus comme avant, souligna Aphrodite après m’avoir regardée avec insistance.

— Ce qui est normal, vu tout ce qu’elle a vécu, m’empressai-je de préciser.

— Je refusais de croire que Lucie était mauvaise. Différente, oui ; mauvaise, sûrement pas.

— Il me paraît plus sensé qu’un des autres morts vivants soit la Tsi Sgili. Après tout, tu as dit toi-même que...

Je m’interrompis : Aphrodite me faisait signe de me taire. Les autres me dévisageaient, bouche bée.

— Euh... Je te rappelle qu’ils ne sont pas au courant pour les autres, fit Aphrodite avant de lever les yeux au ciel devant l’expression ahurie de mes amis. Oups. Je vais laisser Zoey se débrouiller, cette fois. Vas-y, explique-leur.

Zut ! J’avais oublié que je leur avais caché ça.

Je décidai de me montrer ferme. De leur dire la vérité, toute la vérité, et d’en finir une bonne fois pour toutes avec les cachotteries. Et, si cela ne marchait pas, je fondrais en larmes.

— OK. Vous vous souvenez des novices qui sont morts ?

Ils hochèrent la tête avec raideur.

— L’affreux Elliott et Elizabeth Sans-Nom-de-Famille, et d’autres encore ?

Ils acquiescèrent de nouveau.

— Eh bien, ils ne sont pas morts. Il leur est arrivé la même chose qu’à Lucie  – enfin, pas exactement. C’est assez compliqué. En gros, ils sont toujours en vie, sauf que leurs croissants de lune sont devenus rouges, et qu’ils squattent les souterrains avec Lucie.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est Jack qui vola à mon secours.

— Je suppose que cela fait partie des choses que tu | ne pouvais pas nous dire parce que tu ne voulais pas I qu’on y réfléchisse et que Neferet puisse lire dans nos pensées et découvrir ce que tu savais ? 

Je l’aurais embrassé.

Je regardai mes amis. Damien et les Jumelles allaient-ils accepter aussi facilement cet aveu de mensonge ? Je les vis échanger un long regard. Damien parla le premier.

— Neferet a un rapport avec ces morts vivants, n’est-ce pas ?

— J’hésitai, voulant les protéger de la vérité aussi longtemps que possible.

— Oui, répondit Aphrodite à ma place, Neferet se cache derrière tout ça. C’est pour ça que Zoey ne voulait pas vous parler des autres novices rouges. Neferet est dangereuse, et Zoey voulait vous épargner. Mais au point où nous en sommes...

— Oui, fis-je lentement, il faut que vous sachiez tout.

— En effet, dit Damien d’un ton déterminé. Il est grand temps. Nous sommes prêts, et nous n’avons pas peur. Alors, parle.

J’inspirai à fond et je leur racontai tout. De la première fois où j’avais vu les « fantômes », qui s’étaient avérés être Elliott et Elizabeth (que j’avais dû tuer, pour de bon cette fois, grâce au pouvoir du feu, pour sauve Heath), aux souterrains. Je leur dis même qu’il était possible que Stark ressuscite.

Un long silence suivit ma déclaration.

— Waouh, fît enfin Jack. 

Il se tourna vers Aphrodite :

— Alors, tu es la seule à qui elle pouvait en parle parce que, pour une raison inconnue, les vampires ne peuvent pas lire dans tes pensées ?

— Oui, répondit-elle.

Elle se redressa, l’air froid et hautain, comme si elle se préparait à ce qu’ils s’en prennent à elle et lui disent qu’ils n’avaient plus besoin d’elle maintenant qu’il ; savaient tout.

— Ça a dû être difficile, fit Jack, d’autant plus que nous étions méchants avec toi.

Elle cligna des yeux, surprise.

— Je suis désolé de t’avoir balancé certaines choses, intervint Damien. Tu as été une bonne amie pour Zoey quand nous n’étions pas là pour elle.

— Bien dit, déclara Shaunee.

— Malheureusement, oui, bien dit, confirma Erin. 

Aphrodite paraissait sous le choc. Je lui souris et lui fis un petit clin d’œil. Apparemment, elle faisait désormais partie du troupeau de ringards.

— Bon, on ne va pas y passer la nuit ! Nous avons du pain sur la planche, repris-je. Nous devons nous assurer que, si Stark se réveille, il ne le fasse pas en présence de Neferet, qui attend de faire de lui un de ses esclaves.

— Si nous devons parler de lui, je pense qu’il faudrait juste l’appeler J. S., ou épeler son nom, par respect pour Duchesse, proposa Jack en couvrant les oreilles de la chienne.

Je plongeai mon regard dans les yeux marron de Duchesse. Pendant un instant, j’en restai prisonnière. Je jure y avoir lu de la tristesse et une bonté profonde, sans limites.

— D’accord, on se servira uniquement de ses initiales, décidai-je, soulagée.

Si nous ne le mentionnions que de cette façon, je n’aurais pas l’impression que nous parlions vraiment de lui, et je ne penserais peut-être pas à ce qui s’était passé entre nous juste avant sa mort.

— Donc, dit Aphrodite, au lieu d’essayer de voler le corps de... euh... de J. S. pour le cacher dans le placard de Zoey ou je ne sais où, j’ai eu une excellente idée. J’ai acheté une caméra de surveillance miniature.

 

— Oh, cool ! s’exclama Jack.

— Tu sais comment ça fonctionne ? demanda Aphrodite.

— Oui.

— Tant mieux. Tu installeras la caméra dans la morgue et tu apporteras le moniteur à Zoey.

— La morgue ? répéta Jack, livide. Là où ils gardent les cadavres ?

— Ne vois pas les choses comme ça, intervins-je C’est comme si J. S. dormait, sauf qu’il ne respire pas.

— Oh, fît Jack sans conviction.

— Tu peux le faire ? demandai-je, contente de ne rien connaître à l’électronique, ce qui m’empêchait de me charger de cette tâche.

— Oui, je crois, répondit-il avec détermination en passant le bras autour du cou de Duchesse.

— Bien ! Dans ce cas, le problème est réglé.

Du moins, jusqu’à ce que Stark se réveille  – s’il se réveillait... J’espérais cependant disposer d’un ou deux jours avant ça.

Penser à lui m’était douloureux, alors je changeai de sujet.

— Revenons à la prophétie. Je crains vraiment que le vers : « Par la main des morts » ne fasse allusion à Lucie.

— Je suis persuadé que Lucie n’est pas impliquée là-dedans et qu’elle n’essaie pas de faire revenir l’ange déchu, dit Damien.

— Et ses copains, les vampires nouvelle génération ? intervint Jack.

— Ce ne sont pas des vampires à proprement parler, rectifiai-je. Lucie est la seule à s’être transformée. Les autres sont des novices.

— Il paraîtrait plus logique que ce soit l’un d’entre eux, déclara Damien.

— Lucie ne se lierait pas avec un type comme ça, enchérit Erin.

— Impossible, acquiesça Shaunee. 

Aphrodite se contenta de me regarder.

— Mais, d’après Zoey, les autres novices sont répugnants, rappela Jack.

— Je ne les ai pas vus depuis la Transformation de Lucie, fis-je, mais elle prétend qu’ils sont sous contrôle, et qu’ils ont retrouvé leur humanité. Alors je réserve mon jugement.

— Quoi qu’il en soit, nous devons garder un œil sur eux, lança Damien. Nous devons savoir ce qu’ils font. À qui ils parlent. Ce qu’ils pensent. Si nous le savons, nous saurons également si ce démon essaie de contacter l’un d’eux pour l’utiliser.

— Dans ce cas, c’est une bonne chose que Lucie vienne au rituel demain avec ses novices rouges, annonçai-je.

Mes amis me dévisagèrent, interdits. Je regardai Aphrodite, qui soupira :

— Je n’ai plus d’affinité avec la terre.

Puis elle passa le dos de sa main sur son front et effaça le faux croissant de lune couleur saphir qu’elle avait dessiné.

— Je ne suis plus une novice. Je suis redevenue humaine.

— Enfin, pas une humaine ordinaire, précisai-je. Elle a toujours des visions, comme le prouve la prophétie qu’elle vient de recopier pour nous. Et elle compte toujours beaucoup pour Nyx. La déesse elle-même l’a affirmé.

— Waouh, c’est carrément bizarre ! souffla Jack.

— Alors, tout comme Lucie et les novices rouges, Aphrodite appartient à une nouvelle espèce, fit Damien d’un air pensif.

— On dirait bien, confirmai-je.

— Les choses changent, murmura-t-il lentement. L’ordre mondial se transforme.

Un frisson glacé me parcourut le dos.

— Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

— Il est trop tôt pour le savoir, répondit-il.

— C’est effrayant, lâcha Jack.

Je regardai mes amis. Ils paraissaient tous apeurés, pleins de doute, et j’eus la conviction que cela ne pouvait fonctionner ainsi. Nous devions être forts ; nous devions nous serrer les coudes et croire en nous.

— À mon avis, il n’y a là rien d effrayant, déclarai-je. C’était un mensonge éhonté, mais plus je parlais, plus j’en étais convaincue.

Le changement peut faire peur, mais il doit se produire pour que les choses avancent, pour que nous avancions. Et puis, nous sommes ensemble. Le changement n’est pas si terrible quand on n’y fait pas face tout seul.

La confiance grandissante que je lus sur leurs traits me fit penser que, peut-être, un jour, je pourrais être une grande prêtresse correcte.

— Alors, c’est quoi, le plan ? demanda Damien.

— Toi et Jack, vous allez installer la caméra de surveillance dans la morgue. Vous pensez pouvoir y arriver sans vous faire prendre ?

— On devrait créer une diversion, dit Jack en regardant Duchesse, puis Maléfique, qui avait passé une heure à grogner d’un air mauvais en fixant le chien depuis la salle de bains. Avec l’aide d’Aphrodite.

— D’accord. Mais, si mon chat bouffe ce chien, je ne veux pas vous entendre vous plaindre, même si S-t-a-r-k se réveille et se met en colère parce que son labrador est en lambeaux.

— Euh, essayez simplement de créer une diversion, pas un bain de sang, intervins-je.

— Marché conclu, dirent Damien et Jack.

— Je vais aller voir Shekinah pour lui annoncer que ma grand-mère va venir me rendre visite, et lui demander si elle peut séjourner dans une chambre d’amis, dis-je.

— Et nous, nous allons éviter Neferet, fit Erin. J’allais acquiescer, mais Aphrodite me devança :

— Non !

— Comment ça, non ? Bien sûr que nous devons l’éviter ! Si elle se met à lire dans nos pensées, elle découvrira que nous savons tout sur Lucie et les autres. Et, si elle est réellement la reine des Tsi Sgili, elle apprendra que nous savons tout sur elle, les Corbeaux Moqueurs et Kalona, énuméra Damien, exaspéré.

— Attends une seconde ! intervins-je. Pourquoi tu penses le contraire, Aphrodite ?

— C’est simple. Si le troupeau de ringards l’évite, Neferet va sans aucun doute commencer à écouter leurs pensées. Elle les écoutera longuement, attentivement. Mais si Damien, Jack et les Jumelles débiles se comportent comme d’habitude ? Si, au lieu de la fuir, ils vont la saluer, lui poser des questions sur leurs devoirs, se plaindre que la nourriture est trop saine ?

— Ce ne serait pas un mensonge, dit Jack.

— Quand ils seront en sa présence, Jack n’aura qu’à penser que c’est trop stressant de s’occuper d’un chier à plein temps. Damien, lui, songera à ses devoirs et aux beaux yeux de Jack, et les Jumelles aux soldes d’hiver chez Saks, qui démarrent la semaine prochaine, soit dit en passant.

— C’est pas vrai ! s’écria Shaunee. Déjà ?

— Je le savais ! Je savais qu’elles allaient commencer tôt cette année, dit Erin. Avec cette satanée tempête de neige, ils doivent augmenter les ventes. Du coup, le calendrier traditionnel des soldes est bouleversé.

— Vous voyez ? Si les ringards font semblant d’avoir la tête aussi vide que Neferet le croit tout au fond d’elle, elle ne cherchera pas plus loin, conclut Aphrodite.

— Tu penses réellement qu’elle croit que nous n’avons rien dans la tête ? voulut s’assurer Damien.

— Moi, elle me sous-estime constamment. Elle doit sans doute vous sous-estimer aussi.

— Si c’est vrai, nous avons un grand avantage sur elle, se réjouit Damien.

— Jusqu’à ce qu’elle comprenne son erreur... nuança Aphrodite.

— Espérons que ça lui prendra un moment, dis-je. Bon, je vais aller voir Shekinah. À partir de maintenant, nous devons rester tous ensemble autant que possible. Même si, d’après Grand-mère, les Corbeaux Moqueurs ne sont que des esprits, je suis certaine que l’un d’eux m’a attaquée hier. Et puis, j’ai un mauvais pressentiment. Si Kalona devient de plus en plus fort, peut-être est-ce leur cas également ? Si ça se trouve, ils peuvent blesser non seulement les vieux proches de la mort, mais aussi des jeunes en bonne santé. Jack frissonna.

— Tu me files les jetons.

— Tant mieux. Si tu as peur, tu seras plus prudent.

— Je ne veux pas avoir peur, et je ne veux pas m’introduire en cachette dans une morgue, avoua-t-il.

— Souviens-toi, il est juste en train de dormir, dit Damien en lui passant le bras autour des épaules. Ramenons Duchesse dans ma chambre et mettons au point une diversion. Tu viens avec nous, Aphrodite ?

— Vous allez vous servir de mon chat.

Les garçons hochèrent la tête, l’air malicieux.

— Dans ce cas, je viens avec vous. Je vais laisser Maléfique ici jusqu’au dernier moment.

— Bonne idée, commenta Damien. 

Je regardai les Jumelles :

— Je n’ai pas besoin de vous dire de ne pas vous séparer, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Erin.

— Et si nous allions chercher des ingrédients pour faire des bouquets d’herbes ? proposa Shaunee.

— Attendez un peu, demanda Jack. Vous pourriez peut-être nous aider à faire diversion.

— Belzébuth n’est pas commode, le prévint Shaunee.

— C’est exactement ce qu’il nous faut, déclara-t-il avec un grand sourire.

— Pauvre Duchesse ! soupira Erin.

— Bien, nous savons tous ce que nous avons à faire, dit Damien. Alors allons-y.

Pendant que nous quittions sa chambre, Aphrodite me retint.

— On se retrouve ici le plus vite possible. Apparemment, il va falloir qu’on reste ensemble, toutes le deux.

Je lui fis un clin d’œil :

— Tu t’es mise dans un sacré pétrin, hein ?

Elle leva les yeux au ciel, sortit un miroir de son sac et redessina rapidement son faux tatouage. 

Je l’entendis marmonner :

— Ouais... Des visions qui me font les yeux rouges des amis ringards, un vieux démon... J’ai hâte de connaître la suite !